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A l’occasion du 100e Congrès de l’Association des Maires de France (AMF), M. Hugo Cavagnac, le Maire de Fronton, vous invite à prendre connaissance de la lettre qu’il a adressée au Premier Ministre sur les enjeux financiers locaux, la relation des communes et des intercommunalités, et enfin ses interrogations sur les risques de désengagement des élus locaux, voire de désenchantement des citoyens.

Monsieur le Premier Ministre,

A la veille de ce congrès anniversaire de l’AMF, nombreuses sont les tribunes et les lettres qui soulignent le rôle de pierres angulaires que remplissent les communes et l’impérieuse nécessité de soutenir ces nouveaux hussards de la République que sont les élus municipaux. Mais derrière ce lyrisme d’automne, les communes et les élus locaux sont-ils si sûrs de leur avenir ? Ou bien seront-ils les victimes faciles d’une « rationalisation résolue et profonde », par ailleurs nécessaire, de nos institutions ?

Depuis trois ans, je suis maire d’une petite ville de 6000 habitants. Engagé par conviction républicaine et sans dépendance partisane, je suis peut-être un Monsieur Jourdain de la politique du « en même temps ».

Dans l’orbite toulousaine, mais sans faire partie de la Métropole, ma commune connaît un essor démographique soutenu. Fronton est une petite ville qui assume volontiers sa centralité, malgré son faible potentiel financier de 600€/habitant, une masse salariale de 43% des charges de fonctionnement et un endettement maîtrisé. Je n’apprécie point la facilité de la complainte, mais je ne sous-estime pas non plus les difficultés budgétaires réelles de nombreuses communes et notamment des petites villes en croissance démographique comme la mienne. Surtout, je déplore le déni du marasme financier de notre pays par trop d’élus qui méconnaissent la remarque de Céline : « on ne meurt pas des dettes, mais de ne plus pouvoir en faire ».

Nous sommes tous convaincus de la nécessité de transformations profondes afin de combattre le gaspillage de l’argent public et renforcer l’efficience de l’action publique locale. Mais ne devrions-nous pas arrêter de parler dans le vague et cibler les gabegies effectives de quelques collectivités pour ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? Ne devrions-nous pas interroger les effets réels d’une diminution du nombre d’élus municipaux que nombreux appellent de leurs vœux, ou de la transformation des EPCI en supra-communes ? Notre République sera-t-elle plus démocratique et plus efficiente à l’issue d’un tel mouvement ? Enfin, ne devrions-nous pas interroger les avantages, les faiblesses et les risques qu’entraîne l’évolution actuelle des EPCI à la lumière des enseignements livrés par cet autre parcours, plus ancien et ambitieux, mais peut-être pas si différent, qu’est le beau projet européen ?

Certes, mes interrogations concernent avant tout les petites villes comme la mienne, qui comptent entre 5000 et 15000 habitants. Elles ne sont peut-être pas si nombreuses. Mais ne participent-elles pas aussi de manière essentielle à la dynamique territoriale nationale ? Ne sont-elles pas des citadelles républicaines face à la montée des populismes ?

Les communes : victimes faciles d’une rationalisation inéquitable

Monsieur le Premier Ministre, vous le savez tout aussi bien que moi, la mission du Maire est rude, exaltante et très souvent charnelle. Elle oblige à se donner à sa ville dans un engagement total et sincère. Oui, notre connaissance du quotidien nous permet de capter les signaux faibles de la société. Et oui, il est passionnant de traduire les politiques publiques en réalités locales. Mais aujourd’hui nous sommes, pour beaucoup, devenus des gestionnaires de la pénurie, contraints souvent à réduire les services publics rendus à nos administrés pour en préserver la qualité. Confrontés à des besoins de proximité incompressibles, nous sommes confinés à ce nouveau rôle de prestataires de services pour l’Etat. Certes l’engagement de proximité se voit ainsi garanti, préservé qu’il est des querelles politiciennes. Mais sommes-nous pour autant condamnés à devenir des chefs de service qui expliqueraient l’action, mais à qui l’essentiel des décisions échapperait. Les Maires deviendraient-ils responsables de tout, mais décideurs de rien ?

Monsieur le Premier Ministre, vous soulignez à juste titre que 319 collectivités génèrent les 2/3 des dépenses publiques locales, soit 1% des collectivités pour 2/3 des dépenses. Et si nous faisions une comptabilité analytique de notre gouvernance territoriale réaménagée ? Quel est alors le coût et l’efficacité réelle des actions locales qui ne correspondent pas à de vrais bassins de vie ? Ou de ces régions XXL qui, comme l’Occitanie, redoublent leurs services tout en implantant des « relais » locaux pour compenser l’éloignement ? Quel est aussi le coût de l’harmonisation des rémunérations et du temps de travail résultant de la fusion de nos régions ?

Du plus, combien nous coûte le non-respect de la répartition des compétences prévue par la loi NOTRe ? Qu’en est-il des dépenses des départements qui se servent de leur nouvelle mission de solidarité territoriale pour contourner la disparition de la clause générale de compétences ? Comment expliquer que certains départements comme la Haute-Garonne créent en 2017 des SPL de développement économique et restent à la tête de syndicats mixtes de gestion de zones économiques majeures comme Eurocentre ? Que certains départements aient presque autant d’agents dans leur service agricole que la chambre d’agriculture du même niveau ? Que les départements refusent de signer les contrats de modération de leurs dépenses de fonctionnement (1,2%) alors qu’ils imposent ce même taux aux EHPAD ?

Ces interrogations surgissent de mon expérience concrète de maire. Je me joins donc aux magistrats de la Cour des comptes dont le dernier rapport regrette que la loi NOTRe n’ait pas vraiment simplifié le millefeuille territorial et que, loin des économies promises, les « risques de surcoût pérennes » perdurent. Je vous suis donc volontiers, Monsieur le Premier Ministre, dans votre volonté de construire une « Action publique 2022 » sur le socle d’une véritable réflexion sur « l’opportunité du maintien et le niveau de portage le plus pertinent de chaque politique publique ». Je ne peux que me réjouir de votre détermination à identifier « les chevauchements et les doublons de compétences qui sont sources de coûts injustifiés », même si nous les connaissons pour l’essentiel et que des années de lâcheté ont laissé perdurer.

Mais, dans cet effort partagé, je nous invite tous à ne pas être fainéants et à ne pas succomber à la simplicité trompeuse d’une course aux économies d’échelle et à la rationalisation menée au seul échelon des communes. Car c’est là que notre République s’incarne au plus près de ses citoyens, dans des services de proximité taillés à la mesure des besoins des administrés, mais aussi dans des milliers de conseillers municipaux dont les 3/4 sont… bénévoles et qui, maintenant que les mandats ne se cumulent plus, demeurent l’expression première de la réalité du territoire. A l’heure de la révolution numérique et de la dématérialisation des services publics dont nous saluons tous les bienfaits, les communes restent là pour empêcher que la République bascule dans le virtuel.

 

Les EPCI et les communes : un syndrome « Bruxelles » 

La coopération est fille de nécessité. Nos territoires ont de tout temps su s’organiser pour s’acquitter de leurs missions, pour manier de façon plus efficace et inventive leurs moyens techniques, humains et financiers, pour rendre leurs actions plus efficientes. Syndicats d’électricité, d’eau potable, de voirie, d’ordures ménagères, de transports collectifs…, collés aux réalités de terrain, à la pertinence d’actions et à la volonté de faire ensemble, leurs périmètres ne se superposaient pas toujours. Répondant à un impératif de cohérence dont personne ne conteste la justesse, les EPCI agrègent aujourd’hui ces compétences au sein d’un même espace. Mais le vent de la rationalisation qui pousse les voiles des intercommunalités ne leur insuffle pas toujours la volonté d’agir ensemble.

Il serait donc bien utile de demander à la Cour des comptes d’évaluer les effets réels de cette rationalisation sur la qualité des nouveaux services et sur l’efficience de l’action intercommunale. Nul ne méconnaît le besoin d’optimiser notre action locale, mais il ne faudrait peut-être pas s’attacher aveuglement, dans notre gouvernance territoriale, à des modèles de gestion qui semblent être déjà remis en cause dans les entreprises privées. On ne peut plus penser nos territoires à l’instar des grandes entreprises ou des start-ups, aussi séduisants que seraient leurs exemples. En revanche, on devrait avoir le courage de réfléchir ensemble à des « modèles d’affaires publiques », propres aux collectivités, qui marient de façon effective et efficace l’engagement et la légitimité des acteurs, la reconnaissance des interlocuteurs, l’agilité dans la décision et la responsabilité de l’action.

A ce jour, l’enjeu immédiat de la critique de cette folle course à la rationalisation, est de reconnaître que les EPCI ne sont pas des collectivités territoriales car il leur manque en effet deux pièces essentielles. Ils n’ont ni la légitimité démocratique, ni les leviers fiscaux des communes, et c’est probablement dans les communautés de communes que l’on ressent le plus les effets délétères de ce montage bancal. Si les élus communautaires sont maintenant investis directement de la confiance de leur commune, le conseil communautaire ne représente son territoire que par la simple addition de ses membres. Frappante ressemblance symbolique entre ce conseil et notre Parlement européen, nulle surprise donc que les citoyens ne s’y retrouvent guère… Qui plus est, un peu comme dans les instances de Bruxelles et de Strasbourg où les stratégies des grands pays et les astuces des petits pays se greffent sur le jeu des solidarités de parti, la gouvernance de nos intercommunalités passe soit par la domination du bourg centre, soit par la résilience des appareils partisans. Bien plus rares sont les cas où l’action intercommunale résulte d’une volonté commune et d’une capacité effective d’animer un espace de mutualisation et de coopération.

Aussi, en l’état, les EPCI souffrent-ils d’un défaut de conception qu’une rationalisation encore plus poussée des moyens qui ne s’accompagnerait pas d’une réflexion sur leur statut même ne ferait qu’aggraver. A défaut d’une mise en adéquation des assises démocratiques, des leviers fiscaux, des compétences et des moyens d’action de nos intercommunalités, nous construisons des communautés de conflit et d’inaction, régies par la loi du plus fort, par l’emprise des appareils partisans ou, tout simplement, par les aléas des arrangements d’opportunité.

Mais d’autres menaces sont déjà très présentes. La lourdeur du travail intercommunal – des réunions trop nombreuses dans des lieux souvent éloignés de leur bassin de vie, des sujets trop distants de l’intérêt des délégués quand ils ne sont pas simplement trop techniques pour la simple compétence démocratique, des débats et des analyses qui ne se relaient pas entre les conseils municipaux et communautaires – entraîne hélas le désengagement et la perte de combativité de nos élus. Sous l’impact conjoint d’une méconnaissance légitime des nouvelles responsabilités locales de la part des résidents et d’une incapacité croissante des élus locaux de répondre convenablement aux besoins d’information et d’action efficace des citoyens, le discrédit ne tardera pas de frapper aussi ces derniers hussards de la République.

Ce discrédit annoncé aura deux effets détestables. Nous nous confronterons sans doute au désenchantement et à une baisse de l’engagement des élus locaux de bonne volonté. Qui souhaitera continuer à se porter bénévole pour sa ville, se connaissant d’avance responsable de tout et décideur de rien ? Qui voudra rester « médiateur de la république locale » alors qu’il se saura condamné d’avance à devenir la cible des incompréhensions, des mécontentements, sinon parfois de la colère des citoyens ? Serions-nous donc condamnés à n’inventer que des stratégies d’évitement du blâme et à inviter ainsi le populisme à s’insinuer dans ce foyer-même de la République qu’est la commune ? Entre les maires technocrates et les maires populistes, restera-t-il de la place pour les Maires républicains ?

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Monsieur le Premier Ministre, je ne suis pas animé ni par un esprit de corps, ni par l’égoïsme d’une ville riche qui fuirait son devoir de solidarité républicaine en évitant la coopération. En revanche, je suis en droit de me demander si, dans nos communes comme en Europe, nous sommes condamnés à reproduire toujours le même schéma : des ensembles territoriaux toujours plus grands, des instances de gouvernance toujours plus éloignées, des débats de plus en plus techniques, conduisant tout droit au désenchantement des citoyens et au désengagement des élus.

Comme en Europe, nous sommes dans nos territoires au milieu du gué. Soit les EPCI demeurent des espaces de coopération respectueux du droit des communes à s’administrer librement, soit ils deviennent de véritables collectivités territoriales. Faute d’un choix, l’action locale court le risque de la paralysie et du discrédit. Alors pourquoi ne pas laisser aux communes le droit de participer à ce choix, en fonction de leur géographie, de leur sociologie et de leur histoire ? Pourquoi ne pas tirer les bonnes leçons de l’expérience européenne et ne pas ouvrir la porte aux « coopérations renforcées » là où elles sont désirées et utiles, sans pour autant forcer les autres à coopérer en tout et contre leur gré. Faisons nôtre le beau principe européen de la subsidiarité pour sauvegarder une République unie par le ciment de ses communes et une action locale efficiente car pleinement responsable.

L’usage responsable de l’argent public devenu rare est une expression de la solidarité républicaine. Abandonnons donc les rentes territoriales et les vassalités implicites que « les chevauchements et les doublons de compétences » laissent perdurer. Mais pour ce faire, nous devons sortir de ce système illisible de péréquations, verticales, horizontales et bientôt obliques peut-être… En tant que Maire, j’appelle de mes vœux une fiscalité locale entièrement renouvelée qui donne des moyens aux collectivités en fonction de leurs compétences, à la mesure de leur richesse et en vue de leurs ambitions légitimes.

Monsieur le Premier Ministre, nous voulons toutes et tous un Etat français moderne et agile en son centre et présent sur son territoire. Pour ce faire, plus que d’une rationalisation toujours plus poussée des moyens, nous avons besoin de conforter la liberté, la passion républicaine et l’imagination démocratique. Mes propos sont graves, mais la force de mon engagement est intacte. C’est pour cela que je vous invite à ne pas délaisser les maires, ces hussards qui s’acharnent toujours à faire vivre l’idéal républicain au plus près des citoyens.

Je vous prie, Monsieur le Premier Ministre, d’agréer l’expression de ma très respectueuse considération.

Le Maire,

Hugo Cavagnac

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